
Les enjeux écologiques globaux sont perçus comme des contreparties du progrès économique et technologique. Les Jeux sont hyper-technologiques, spectaculaires et élitistes. Les marques sont omniprésentes, les athlètes sont devenus des influenceurs et les compétitions vendent du rêve comme jamais auparavant. Mais les inégalités ont explosé et de nombreux citoyens sont laissés pour compte dans cette course au progrès.
Arya et Tom se regardent dans les yeux, longtemps et fixement. Il se dit qu’elle est belle, que la couronne de pierres d’éclat d’Azur qu’il lui a offerte lui va à merveille et que ça lui portera chance ce soir, sur la piste de sel. Arya, elle, compte les minutes. Ça y est, le voyant rouge clignote. Elle conclut par quelques mots gentils, coupe sa caméra et retire sa couronne. Les rencontres virtuelles avec ses fans sont ce qu’elle aime le moins dans son métier d’athlète, mais elle leur doit bien ça : c’est grâce à eux qu’elle est là. Heureusement, la plupart des supporters se contentent d’acheter des items abordables, comme de nouveaux maillots, du temps supplémentaire pour leur joueur favori ou des obstacles sur la piste des adversaires. Seule la couronne de pierres donne le droit à une rencontre. Elle coûte 8.300 €. Pour Tom, c’est de l’argent bien dépensé, et que personne ne vienne le lui reprocher !
Comme beaucoup de Français, il vit pourtant dans un appartement sans prétention, dans une ville-dortoir ordinaire.
À Paris, l’omniprésence de tapis roulants relie au moins les habitants à bon nombre de loisirs enthousiasmants. Mais chez lui, à Verdun, la plupart des commerces ont fermé depuis longtemps et les transports en commun ne passent plus. Alors il privilégie de brefs instants d’évasion à son confort quotidien, devenu un luxe pour beaucoup. Dès qu’il peut, ce travailleur du clic enfile un casque de réalité virtuelle et se connecte à la chaîne du seul sport professionnel encore existant aujourd’hui : le Circuit. C’est son grand plaisir. Il est 20h. Epiceryy, un robot livreur, dépose une pizza devant sa porte : ultra-transformée en fonction de sa santé, elle est parfaitement adaptée à ses besoins nutritionnels. Parfait, juste à temps pour voir Arya jouer et pouvoir l’encourager, une part de Margherita à la main. Comme lui, ils sont des millions connectés au serveur. Le Circuit est né d’une prouesse technologique capable d’élever les joueurs en lévitation grâce à un champ électromagnétique. Dotés de combinaisons, ils s’élancent sur des pistes dignes de celles de la Formule 1 d’antan et tentent de réaliser un grand nombre de défis dans un temps imparti : figures acrobatiques, pics de vitesse, collecte d’objets virtuels projetés dans le stade et déjouement des pièges adverses. La discipline s’est démocratisée à vitesse grand V pour deux raisons : d’abord parce que les organisateurs ont commencé à impliquer les spectateurs dans la stratégie du sport et la vie des athlètes, par une approche immersive et gamifiée.
Ensuite parce qu’elle a permis à des sportifs comme Arya, amputée d’une jambe, de participer aux mêmes compétitions que les autres, avec le même budget et la même ferveur. Cette finale des Jeux 2048 est sur toutes les lèvres. C’est au cœur d’Uyuni, plus grand réservoir de sel de la planète, que cette sixième piste a vu le jour.
Impressionnante par sa taille et ultra-connectée, elle offre la promesse d’un événement éminemment captivant tout en assurant son rôle de puits de carbone. Arya, habituée aux pistes sableuses et aquatiques du Qatar et de Monaco, appréhende ce nouveau parcours. Arrivée en Bolivie ce matin par avion, elle est attendue demain en Malaisie. La soirée s’annonce intense. Dans sa loge, les hostilités ont d’ailleurs déjà commencé. À l’écran, elle suit avec rigueur l’actualité des supporters, adapte sa tenue et sa stratégie en fonction. Comme 30.000 autres personnes, Micka10 vient d’acheter l’item “Trench Burderri”. Elle s’engage donc à le porter. LolaM_, quant à elle, lui offre 3 secondes de course supplémentaire. Arya compare ses bonus à ceux reçus par ses adversaires pour prédire le classement. Certains, comme Ali000, n’achètent rien mais ne se privent pas pour critiquer : il trouve que le Circuit n’a plus grand-chose à voir avec le sport, qu’Arya n’a rien d’une athlète et que c’était mieux avant. Il la traite d’athluenceuse. Global Énergie, son sponsor, lui a appris à passer outre. Certes, la stratégie d’influence compte pour beaucoup. Mais le rythme est soutenu, les championnats sont intenses et la routine est exigeante : agenda serré autour du monde, pression, meetings et régime hyper-adapté, conçu en laboratoire et pesé au gramme près. Si ça, ce n’est pas du sport.
Arya éteint la lumière et connecte sa loge au serveur. Chez lui, Tom se retrouve face à elle, plongé dans une reproduction virtuelle plus vraie que nature. Elle n’est pas vraiment là contrairement à ce matin, mais les détails sont tels qu’il est difficile de ne pas y croire. “Salut mes Aryamours, un immense merci d’être là ce soir pour me soutenir dans cette dernière course ! J’ai découvert la piste de sel ce matin : je vous le dis, la soirée va être grandiose. Le cadre est magnifique, les loopings sont dingues et le parcours particulièrement immersif, grâce à la centaine de caméras embarquées. Avant d’y aller, je voulais remercier une dernière fois Global Énergie. Comme vous le savez, c’est à la fois mon sponsor, mon entraîneur, et le co-organisateur du Circuit. Sans sponsors, pas de sport ! Je les mets en lumière aussi parce qu’ils font un travail incroyable en matière de compensation carbone. Grâce à l’événement de ce soir, la forêt du Morvan est en train d’être repeuplée de sapins ! Pour chaque item acheté, un arbuste planté !” Les cœurs pleuvent, les émojis sapin aussi.
Arya doit partir. Elle enfile sa combinaison, ajuste les derniers détails de sa tenue du soir, dont la couronne de Tom, et se rend sur le Circuit. Les tapis roulants la transportent à toute allure à travers le village olympique, quartier flambant neuf au milieu du désert. Elle se dit qu’elle proposerait bien une visite virtuelle à ses supporters, eux qui pour la plupart ne prendront jamais l’avion. C’est un comble, pense-t-elle, quand on sait que le nombre de vols a explosé ces dernières années. Mais Arya n’a pas le temps de s’apitoyer, les portes du Circuit sont face à elle. Elle doit désormais se concentrer sur la course. Chez lui, Tom applaudit bruyamment. Son voisin aussi. L’isolation phonique n’est pas aux normes. Entre l’installation du dispositif d’immersion virtuelle et les travaux d’acoustique, il a fallu choisir. Quand il voit sa joueuse rentrer dans le stade, il ne regrette rien. Autour d’Arya, les gradins sont vides mais dans le casque de Tom, des millions d’autres téléspectateurs sont représentés à ses côtés. Les cris d’encouragement sont enregistrés, assemblés et diffusés en temps réel sur le Circuit, si bien qu’Arya les entend. C’est bluffant ! Arya s’allonge sur sa ligne de départ et monte en lévitation, à quelques centimètres du sol. C’est le joueur du sponsor EasyFlight qui s’élance en premier, avantagé par les items de ses supporters. Quelques secondes après lui, Arya et les autres sont propulsés vers l’avant. Tom est au premier rang. Avachi dans son canapé, il crie “regardez, c’est ma couronne !” Son casque retranscrit ses mots et les partage dans le flot de commentaires. 875 likes. Il est aux anges. Il en a oublié sa pizza.
Devant ses yeux, Arya sprinte, Arya bondit, Arya plonge dans un cerceau digital. Sa combinaison la transporte comme un oiseau. Les sensations de l’athlète sont incroyables. Tom croit les ressentir aussi. Soudain, un supporter adverse achète un item “mur de briques” de la marque Lamarge. Ce mur est projeté virtuellement sur le Circuit, Arya n’a pas le temps de l’éviter. Son électromagnétisme s’éteint. Elle s’arrête net et tombe au sol. L’écho des huées résonne dans le stade. Tom n’avait pas prévu de participer à nouveau ce soir mais tant pis, l’heure est trop grave : il offre 6 secondes supplémentaires à Arya pour lui permettre de récupérer son retard. La joueuse redémarre, effectue trois pirouettes sous le hourra de ses fans et repart de plus belle. Grâce à Tom, Arya finit première.
Sa championne a gagné, il a gagné ! Il est ému aux larmes et reste une bonne partie de la nuit connecté, pour revivre en replay les sensations de la course. Le sport n’a jamais été aussi beau. Arya, elle, dort depuis longtemps dans sa chambre insonorisée.
Texte écrit avec la plume de Jeanne Pelisson et scénarios illustrés avec le crayon de Solen Selleslagh.